François Rabelais - Gargantua | Oral Easy

Gargantua (1534)

Gargantua raconte l'histoire du géant éponyme, fils de Grandgousier et Gargamelle, de sa naissance extraordinaire à son éducation humaniste, en passant par ses aventures guerrières. Au-delà du récit picaresque et comique, l'œuvre est une réflexion profonde sur l'éducation, la guerre, la religion et la sagesse.

Un roman humaniste

Gargantua incarne l'idéal humaniste de la Renaissance. À travers ce personnage et son éducation, Rabelais oppose la pédagogie médiévale, fondée sur la mémorisation et l'érudition stérile, à une éducation nouvelle basée sur l'expérience, la curiosité et l'épanouissement de l'individu.

Texte 1 : Prologue de l'auteur

Prologue

Tel était Socrate, selon Alcibiade, car en le voyant du dehors et en le jugeant sur son apparence extérieure, vous n'en auriez pas donné une pelure d'oignon, tant son physique était laid, sa figure ridicule, son nez pointu, son maintien niais, ses paroles simples, sa mise pauvre. Et vous l'auriez facilement pris pour un rustre, pour un homme à la bêche, ou pour un fendeur de bois. Par de tels déguisements, Socrate dissimulait aux yeux des hommes son incomparable savoir. Je ne dis pas cela pour comparer ce petit bonhomme que je suis à cet homme que l'on a appelé le démon de la plus haute sagesse. Mais je le dis pour que vous ayez de ces commentaires joyeux (car celui qui en est le sujet me fut donné pour devise par les cieux) une plus haute idée que celle que vous auriez à première vue. Alors vous ne jugerez pas trop hâtivement mon travail, comme le font certains hommes (et surtout ceux de notre pays), de façon trop sévère.

Ne vîtes-vous jamais un chien qui trouve un os à moelleOs contenant de la moelle, élément considéré comme délicat et savoureux? C'est, comme dit Platon, au livre deux de la République, la bête la plus philosophe du monde. Si vous l'avez vu, vous avez pu remarquer avec quelle dévotion il le guette, avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelle prudence il l'entame, avec quelle passion il le brise, et avec quelle diligence il le suce. Qui l'incite à faire tout cela? Quelle espérance invisible a-t-il? Quel bien attend-il? Rien que d'en tirer un peu de moelle. Il est vrai que c'est peu en comparaison du tout; mais ce peu est plus délicieux que le beaucoup de toute autre chose, car la moelle est un aliment élaboré jusqu'à la perfection par la nature, comme le dit Galien au troisième livre des Facultés naturelles, et au onzième livre de L'usage des parties du corps.

À l'exemple du chien, il vous faut être sages pour sentir, discerner et apprécier ces beaux livres à l'esprit alerte; être légers à la poursuite et hardis à la rencontre; puis, par une lecture attentive et une méditation assidue, rompre l'os et sucer la substantifique moelleL'essentiel, la substance nourrissante; expression devenue célèbre, c'est-à-dire ce que j'entends par ces symboles pythagoriques, avec l'espoir certain de devenir sages et vaillants par cette lecture, car vous y trouverez une bien autre saveur et une doctrine plus profonde, qui vous révèlera de très hauts sacrements et mystères horrifiques, tant sur le plan de notre religion que sur la condition de notre vie politique et économique.

Croyez-vous sérieusement que jamais Homère, en écrivant l'Iliade et l'Odyssée, ait pensé aux allégories qu'y ont attribuées Plutarque, Héraclide de Pont, Eustathe et Cornutus, et qu'ont recopiées Politien après eux? Si vous le croyez, alors vous ne vous approchez ni des pieds ni des mains de mon opinion, et je n'en suis pourtant pas à ma première coupe de vin. Car à moins que vous n'ayez dans l'esprit et dans l'interprétation autant d'allégories qu'en a imaginé Politien, ce que j'en dis est aussi peu ce que j'en pense qu'il est vrai que le Nil, en latin, signifie "pas un poil".

Si vous ne me croyez pas, et je n'y serai nullement obligé, allez lire jusque-là, et voyez comment on entendait les plus légères bouffonneries que j'écris ici, comme les jeux entre amis, et quel sens on leur donnait. Entendez-vous? Malgré toute votre sagesse, vous ne boirez pas dans mon verre; je n'ai pas l'office qui vous convient. Allez chez votre Aristote ou votre Celse, celui que vous préférez. Et si jamais vous venez par ici, ne nous oubliez pas! Que Dieu garde Pantagruel!

C'est vous, mes bons disciples, ainsi que quelques fous de loisir, qui lisez les joyeuses chroniques de mon maître et de moi, qui croyez fermement tout ce que je vous écris de Pantagruel, comme si c'était la Bible. Aussi ne gâchez-vous pas votre temps à discuter, à réfléchir et à contempler, car vous êtes dans la route de salut. C'est à vous et non à quelque autre que j'offre mes écrits. Mais il faut que je vous dise que pour composer ce livre seigneurial, je n'y ai jamais perdu ni employé d'autre temps que celui qui était destiné à ma réfection corporelle, à savoir les heures de manger et de boire. C'est d'ailleurs le moment propice pour écrire sur ces hautes matières et sciences profondes, comme le faisaient Homère, modèle de tous les philologues, et Ennius, père des poètes latins, au dire d'Horace, bien que certain galopinJeune homme insignifiant, médiocre ait dit que ses poèmes sentaient plus le vin que l'huile de la lampe...

Mais il ne convient d'estimer avec une telle légèreté les œuvres des humains.

Pistes d'analyse

  • La métaphore filée de la lecture : comparaison entre le chien et l'os à moelle
  • Le double niveau de lecture : apparence comique et sens profond
  • L'autorité des Anciens : références à Socrate, Platon, Homère
  • Le ton ironique : fausse modestie, autodérision

Texte 2 : La naissance de Gargantua

Chapitre 7

Le bonhomme Grandgousier buvait volontiers et mangeait de même. Pour cette raison, dès l'origine, il avait fait préparer de belles grillades, et si son vin était bon, il l'était encore plus à son goût. Par là, sans autrement se chauffer les oreilles, il avait engrossé sa femme Gargamelle, fille du roi des Papillons, qui était une belle et forte femme, et ils forniquaient souvent ensemble, comme le devraient faire toutes gens mariés ; tant et si bien qu'elle devint grosse d'un beau fils qu'elle porta jusqu'au onzième mois.

Car les femmes peuvent porter ainsi leur fruit, surtout quand c'est une œuvre de haute dignité, ou quand c'est une personne qui doit commander en son temps à toute une nation. Ainsi Jupiter fit porter son fils Hercule pendant trois cents jours, car il était de si grande majesté. Car Bacchus s'enferma dans la cuisse de Jupiter pendant quatre-vingts jours, car il était si grand qu'on l'appelait le triple de T. De même, Junon porta Vulcain pendant sept années avant de l'enfanter, et ce prodige était si grand, qu'à sa naissance il avait déjà la barbe grise. Et puis, puisqu'Homère dit que l'enfant duquel Neptune engrossit la nymphe fut porté pendant une année entière, au premier jour de la première semaine du douzième mois, tandis que dans le neuvième où il devait naître normalement, il n'était que parvenu à sa maturité, il est très possible de porter jusqu'au onzième mois, comme Hippocrate, Pline, Plaute, Marcus Varron, Aristotc, Aulu-Gelle, me permettent de le prouver par mille raisons que je ne vais pas exposer maintenant.

Mais vous qui lisez ces propos, abstenez-vous d'impiété, et croyez au texte par foi ; car les sages disent toujours que croire est marque de grande simplicité.

La veille de la Mi-Carême, elle commença à se sentir mal du bas, ce pourquoi le bonhomme pensa que c'était le moment de l'enfantement et il réconfortait son épouse comme il faut. Il lui donna à manger des pieds de porc marinés pour qu'elle accouchât plus facilement. Ensuite, elle fit une bouillie grasse et en mangea seize muids, deux baquets et six marmites. Après quoi, elle commença à se plaindre, disant que ce n'était pas de la bouillie mais bien l'enfant qui lui faisait mal. Comment ? dit Grandgousier. Voilà, dit-elle, tu n'es qu'un mauvais homme. Le bel discours ! Et puis cette bouillie était bien grasse, et le mal n'est pas petit. Hé, dit-il, ma mie, si tu accouches, nous ferons encore plus de bruit. — Bien sûr, dit-elle, que j'accouche ; et alors ? — Allons, courage, dit-il, ne parlons plus de cela et regardons plutôt ces bûcheronsPersonnes qui coupent le bois dans les forêts. Lors, elle commença à soupirer, à se lamenter et à crier. Soudain arrivèrent partout des sages-femmes, et l'ayant examinée par le bas, découvrirent des traces peu ragoûtantes, pensant que c'était l'enfant, mais c'était le fondement qui lui échappait à cause d'un relâchement de l'intestin.

La cause en était d'avoir mangé trop de tripes, comme nous l'avons dit. Alors une affreuse sage-femme, pensant qu'il s'agissait de l'enfant et exerçant depuis longtemps son métier, lui donna un astringentSubstance qui resserre les tissus, contracte les vaisseaux si violent que la sage-femme bloqua tous ses sphincters et toutes ses contractions, de sorte que l'on eût pu à grand-peine les détendre avec les dents. Ce qui fut bien fâcheux, car ce resserrement du haut et du bas rendit dame Gargamelle toute convulsée, et de grandes oppressions l'étreignirent, qui lui comprimèrent le boyau culier, et elle ne put se soulager naturellement.

Par cet accident furent toutes les cotylédons de la matrice disloqués, et l'enfant, d'un saut qu'il fit, entra dans la veine cave, et grimpant par le diaphragme jusqu'au-dessus des épaules, où ladite veine se divise en deux, prit son chemin à gauche, sortit par les oreilles.

Aussitôt qu'il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : « Mie ! mie ! », mais à haute voix s'écriait : « A boire ! A boire ! A boire ! », comme s'il invitait tout le monde à boire, si bien qu'il fut entendu dans tout le pays de Beauce et de Bibarais.

Je me doute que vous ne croyez rien de cette étrange nativité. Si vous ne le croyez pas, je m'en soucie peu ; mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu'on lui dit et ce qu'il trouve par écrit. Car, comme disent les Docteurs, est-ce contre notre loi, notre foi, contre la raison, contre la Sainte Écriture ? Pour ma part, je ne trouve rien écrit dans la Sainte Bible qui aille contre cela. Et si telle était la volonté de Dieu, diriez-vous qu'il ne pût le faire ? Par grâce, ne faites pas embrouillamini de votre esprit pour de telles vaines pensées. Car je vous dis que rien n'est impossible à Dieu ; et s'il le voulait, les femmes auraient désormais ainsi leurs enfants par l'oreille.

Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ? Roquetaillade naquit-il pas du talon de sa mère ? Croquemouche, de la pantoufle de sa nourrice ? Minerve naquit-elle pas du cerveau par l'oreille de Jupiter ? Adonis, de l'écorce d'un arbre à myrrhe ? Castor et Pollux, de la coquille d'un œuf pondu et couvé par Léda ?

Mais vous seriez bien plus ébahis et encore plus étonnés, si je vous exposais maintenant tout le chapitre de Pline où il parle des enfantements étranges et contre nature. Et pourtant je ne suis pas un menteur aussi hardi que lui. Lisez le septième livre de son Histoire naturelle, chapitre III, et ne m'en racontez plus.

Qu'est-il arrivé ensuite ? Ce bel enfantement accompli, alors que Gargamelle était délivrée et que l'enfant était né, bien que ce fût contre l'avis des sages-femmes, elle fut aussitôt réconfortée par un merveilleux restaurant qu'on lui donna à boire, et où il y avait des substances ayant une telle vertu constrictive que son ventre fut recousu, et elle ne s'aperçut plus de son mal, sauf qu'on l'avait ligotée un peu trop serrée, ce qui lui causait des douleurs, dont elle fut délivrée quand elle eut crié. Aussitôt après, l'on apporta la soupe, et elle but gaiement comme toute femme lors de son accouchement. La commère qui tenait par-devant son bras gauche avait un peu d'humour ; elle dit : "Dieu m'a fait la grâce de ne pas être morte avant d'avoir vu un pape." - "Ho ! ho ! ma commère, qu'est-ce que vous voulez dire ?" - "Par Dieu, dit-elle, ce que je veux dire, c'est un bon mot, c'est par synecdoqueFigure de style qui consiste à prendre la partie pour le tout ou inversement que je parle, prenant la partie pour le tout : car je suis tellement sûre de voir un jour notre petit garçon être pape, que j'en jurerais." - "Je le veux bien, dit la mère, mais je vous prie qu'on lui donne la plus belle éducation qui soit."

Et alors commencèrent à boire d'autant. Et du vin ! Et du bon ! Et à gogo ! Les bonnes commères de tirer au pot ou à la bouteille, et de dire : "A ta santé, ma commère, je vais en reprendre une petite goutte." - "Ce n'est pas de ma faute à moi, dit l'autre, car c'est vous qui avez été l'instigatrice." - "Que vous semble de ce vin ? N'est-il pas du bon ? Il n'y a eu qu'à faire : 'glou glou glou'. Que Dieu a fait que les vignes n'ont pas gelé, car toutes ces bonnes boissons..."

Puis elles s'étonnèrent de ce bel et gros enfant qui était né, et avait presque dix-huit mentons.

Pistes d'analyse

  • Le comique scatologique : description crue de l'accouchement
  • La parodie des récits mythologiques : références aux naissances extraordinaires
  • Le gigantisme : hyperboles, démesure dans les quantités
  • La satire médicale : critique des sages-femmes et des remèdes

Texte 3 : La bataille épique

Chapitre 27

Il chargea donc si rudement les ennemis jà rompus qu'il renversa tout homme et cheval, et s'en alloit au plus gros de la mêlée. Lors, voyant qu'on avoit mis le feu au chasteau et les bruloient entre les portes, comme Evan l'Anglois, monta sur son grand cheval et accourut de toute sa force, et feit des prouesses merveilleuses. Il sortit de l'estrier et se mit à pied, et, prenant une espée, en frappa si roidement et si hastivement qu'il chocqua tout ce qui se présenta devant lui... De façon qu'au travers du corps d'armes et du cheval il leur passoit oultre.

Il frappa avec telle impétuosité que non seulement il renversa tous ceux qu'il rencontrait, mais il les traversait avec son cheval de part en part, eux et leurs armures. Puis, jetant une hampe de lance qu'il portait, il s'en servit comme d'un bâton à deux boutsArme ancienne composée d'un bâton ferré aux deux extrémités, frappant à droite et à gauche, sans se soucier de la façon dont les coups tombaient, de sorte que les uns avaient la cervelle écrasée, d'autres les bras mis en pièces, d'autres les jambes brisées, d'autres le cou tordu, d'autres les reins fracassés, d'autres le ventre percé, d'autres le crâne enfoncé par les oreilles, d'autres les omoplates déboîtées, d'autres la mâchoire inférieure brisée en trois morceaux.

Il criait et courait après eux, et les venait attraper. Les uns il accrochait par le bord de leur cotte de maillesArmure faite de petits anneaux de métal entrelacés, les autres par le collet de leur pourpoint de cuir, les autres par la ceinture, les autres par la braguette, les autres par l'écharpe; et à ceux-là, il faisait sauter la tête en morceaux, c'est-à-dire qu'il leur fracassait la nuque, à ceux-ci il démettait les épaules, à d'autres il rompait les reins, à d'autres il démanchait les cuisses, à d'autres il disloquait les os des jambes.

Si l'un d'entre eux se cachait parmi des haies très épaisses, il lui brisait l'échine et l'étripe comme un chien. Si un autre grimpait dans un arbre, pensant y être en sécurité, il l'empalait avec sa lance par le fondement. Si un de ses anciens amis lui criait : "Ah ! frère Jehan, mon ami, frère Jehan, je me rends ! - Bien, disait-il, mais en même temps, je te rends à tous les diables !" Et il t'empalait.

Et si quelqu'un était assez téméraire pour lui résister en face, il lui montrait alors la force de ses muscles, en lui perforant d'un seul coup la poitrine, ainsi que le médiastin et le cœur. D'autres, en le frappant sur les côtes, leur fendaient l'estomac, et ils mouraient immédiatement. D'autres il frappait si fort sur le nombril qu'il leur faisait sortir les tripes. D'autres il frappait à travers les couilles et jusqu'au cul. Croyez qu'il jouait là un jeu fort étrange.

Les uns criaient "Sainte Barbe", les autres "Saint Georges", les autres "Sainte Nitouche", les autres "Notre Dame de Cunaut", "de Laurette", "de Bonne Nouvelle", "de la Lenou", "de Rivière". Les uns se vouaient à saint Jacques, les autres au saint Suaire de Chambéry, mais celui-ci brûla trois mois après, si bien qu'on n'en put sauver un seul fil. Les autres à Cadouin, les autres à saint Jean d'Angély, les autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Mesmes de Chinon, à saint Martin de Candes, à saint Clouaud de Sinays, aux reliques de Javarzay, et à mille autres bons petits saints.

Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir; les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant. Les autres criaient à haute voix : "Confession, confession, confiteor, miserere, in manus..."

Il y en eut tant de blessés, de battus, de tant de côtés, qu'on ne savait d'où ni de quel côté était le plus grand danger. Les uns criaient : "À l'aide" ; les autres criaient : "Au meurtre" ; d'autres criaient : "Vengeance" ; d'autres : "Mon Dieu".

Le moine, à coups d'estramaçon, ne faisait que fracasser les crânes. On ne pouvait qu'admirer son terrible courage. A quelques-uns il coupait les jambes au niveau des genoux, à d'autres il fendait les reins, à d'autres il tranchait le nez, à d'autres il crevait les yeux, à d'autres il fendait les mandibules jusqu'aux dents, à d'autres il enfonçait les dents dans la gorge, à d'autres il disloquait les vertèbres du cou, si bien qu'il mettait en pièces l'armure de ses ennemis.

Tous ceux qui tombaient à terre étaient aussitôt mis en pièces par lui. C'était le plus horrible spectacle qu'on vît jamais.

Pistes d'analyse

  • L'hyperbole : exagération des actions guerrières
  • Le grotesque : détails des corps démembrés
  • La satire religieuse : critique des prières sans effet
  • Le paradoxe du moine guerrier : frère Jean contre la doctrine chrétienne

Texte 4 : Les deux coqs (texte du parcours associé)

Jean de La Fontaine, Fables, Livre VII, Fable 13

Deux coqs vivaient en paix : une poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie ! et c'est de toi que vint
Cette querelle envenimée
Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint !
Longtemps entre nos coqs le combat se maintint.
Le bruit s'en répandit par tout le voisinage.
La gent qui porte crête au spectacle accourut.
Plus d'une Hélène au beau plumage
Fut le prix du vainqueur ; le vaincu disparut.

Il alla se cacher au fond de sa retraite,
Pleura sa gloire et ses amours ;
Ses amours, qu'un rival tout fier de sa défaite
Possédait à ses yeux, à ses yeux pour toujours.
Tandis que notre malheureux
Ne voyait plus, pour lui, d'espérance permise,
Le vainqueur sur les toits s'alla percher aux cieux,
Chanta sa victoire à grand bruit.

Un vautour entendit sa voix :
Adieu les amours et la gloire ;
La Parque ferma pour toujours
Ces yeux qu'avait charmés la Victoire.
Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du Sort, et prenons garde à nous
Après le gain d'une bataille.

Pistes d'analyse

  • L'allégorie animale : représentation des comportements humains
  • Les références mythologiques : guerre de Troie, le fleuve Xanthe
  • La morale : mise en garde contre l'orgueil
  • Les échos avec Rabelais : thème de la guerre, critique de la vanité

Lien avec le parcours "Rire et Savoir"

Cette fable de La Fontaine s'inscrit dans le parcours "Rire et Savoir" par sa façon d'utiliser la satire animale pour délivrer une leçon de sagesse. Comme chez Rabelais, le comique (ici plus subtil) sert de véhicule à une réflexion morale profonde. La fable illustre comment le rire peut être au service du savoir moral et politique.

Lexique

Voici quelques termes spécifiques ou expressions qui peuvent poser difficulté dans les textes étudiés.

Termes du XVIe siècle

  • Substantifique moelle : substance essentielle et nourrissante
  • Cotylédons : parties de l'utérus permettant l'attache du placenta
  • Bûcherons : au sens figuré, ici désignant les convives du festin
  • Restaurant : au sens ancien, médicament qui restaure les forces

Vocabulaire guerrier

  • Estramaçon : coup de taille donné avec le tranchant de l'épée
  • Cotte de mailles : chemise faite d'anneaux métalliques entrelacés
  • Estrier : étrier, partie de la selle
  • Hampe : manche de drapeau ou de lance

Figures de style récurrentes chez Rabelais

Hyperbole

Exagération manifeste pour renforcer une idée. Ex: "...tant et si bien qu'elle devint grosse d'un beau fils qu'elle porta jusqu'au onzième mois."

Énumération

Accumulation de termes. Ex: "... les uns avaient la cervelle écrasée, d'autres les bras mis en pièces, d'autres les jambes brisées..."

Pour aller plus loin

L'humanisme rabelaisien

L'œuvre de Rabelais porte en elle les idéaux humanistes de la Renaissance : valorisation du savoir, confiance en l'homme, critique des institutions figées, goût pour les langues anciennes. À travers son humour débridé se dessine une véritable philosophie de vie incarnée dans la devise de l'abbaye de Thélème : "Fais ce que voudras".

Lectures critiques

  • Mikhaïl Bakhtine, L'Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (1970)
  • Michel Foucault, "La prose du monde", in Les Mots et les Choses (1966)
  • Gérard Defaux, Rabelais agonistes : du rieur au prophète (1997)