Tel était Socrate, selon Alcibiade, car en le voyant du dehors et en le jugeant sur son apparence extérieure, vous n'en auriez pas donné une pelure d'oignon, tant son physique était laid, sa figure ridicule, son nez pointu, son maintien niais, ses paroles simples, sa mise pauvre. Et vous l'auriez facilement pris pour un rustre, pour un homme à la bêche, ou pour un fendeur de bois. Par de tels déguisements, Socrate dissimulait aux yeux des hommes son incomparable savoir. Je ne dis pas cela pour comparer ce petit bonhomme que je suis à cet homme que l'on a appelé le démon de la plus haute sagesse. Mais je le dis pour que vous ayez de ces commentaires joyeux (car celui qui en est le sujet me fut donné pour devise par les cieux) une plus haute idée que celle que vous auriez à première vue. Alors vous ne jugerez pas trop hâtivement mon travail, comme le font certains hommes (et surtout ceux de notre pays), de façon trop sévère.
Ne vîtes-vous jamais un chien qui trouve un os à moelleOs contenant de la moelle, élément considéré comme délicat et savoureux? C'est, comme dit Platon, au livre deux de la République, la bête la plus philosophe du monde. Si vous l'avez vu, vous avez pu remarquer avec quelle dévotion il le guette, avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelle prudence il l'entame, avec quelle passion il le brise, et avec quelle diligence il le suce. Qui l'incite à faire tout cela? Quelle espérance invisible a-t-il? Quel bien attend-il? Rien que d'en tirer un peu de moelle. Il est vrai que c'est peu en comparaison du tout; mais ce peu est plus délicieux que le beaucoup de toute autre chose, car la moelle est un aliment élaboré jusqu'à la perfection par la nature, comme le dit Galien au troisième livre des Facultés naturelles, et au onzième livre de L'usage des parties du corps.
À l'exemple du chien, il vous faut être sages pour sentir, discerner et apprécier ces beaux livres à l'esprit alerte; être légers à la poursuite et hardis à la rencontre; puis, par une lecture attentive et une méditation assidue, rompre l'os et sucer la substantifique moelleL'essentiel, la substance nourrissante; expression devenue célèbre, c'est-à-dire ce que j'entends par ces symboles pythagoriques, avec l'espoir certain de devenir sages et vaillants par cette lecture, car vous y trouverez une bien autre saveur et une doctrine plus profonde, qui vous révèlera de très hauts sacrements et mystères horrifiques, tant sur le plan de notre religion que sur la condition de notre vie politique et économique.
Croyez-vous sérieusement que jamais Homère, en écrivant l'Iliade et l'Odyssée, ait pensé aux allégories qu'y ont attribuées Plutarque, Héraclide de Pont, Eustathe et Cornutus, et qu'ont recopiées Politien après eux? Si vous le croyez, alors vous ne vous approchez ni des pieds ni des mains de mon opinion, et je n'en suis pourtant pas à ma première coupe de vin. Car à moins que vous n'ayez dans l'esprit et dans l'interprétation autant d'allégories qu'en a imaginé Politien, ce que j'en dis est aussi peu ce que j'en pense qu'il est vrai que le Nil, en latin, signifie "pas un poil".
Si vous ne me croyez pas, et je n'y serai nullement obligé, allez lire jusque-là, et voyez comment on entendait les plus légères bouffonneries que j'écris ici, comme les jeux entre amis, et quel sens on leur donnait. Entendez-vous? Malgré toute votre sagesse, vous ne boirez pas dans mon verre; je n'ai pas l'office qui vous convient. Allez chez votre Aristote ou votre Celse, celui que vous préférez. Et si jamais vous venez par ici, ne nous oubliez pas! Que Dieu garde Pantagruel!
C'est vous, mes bons disciples, ainsi que quelques fous de loisir, qui lisez les joyeuses chroniques de mon maître et de moi, qui croyez fermement tout ce que je vous écris de Pantagruel, comme si c'était la Bible. Aussi ne gâchez-vous pas votre temps à discuter, à réfléchir et à contempler, car vous êtes dans la route de salut. C'est à vous et non à quelque autre que j'offre mes écrits. Mais il faut que je vous dise que pour composer ce livre seigneurial, je n'y ai jamais perdu ni employé d'autre temps que celui qui était destiné à ma réfection corporelle, à savoir les heures de manger et de boire. C'est d'ailleurs le moment propice pour écrire sur ces hautes matières et sciences profondes, comme le faisaient Homère, modèle de tous les philologues, et Ennius, père des poètes latins, au dire d'Horace, bien que certain galopinJeune homme insignifiant, médiocre ait dit que ses poèmes sentaient plus le vin que l'huile de la lampe...
Mais il ne convient d'estimer avec une telle légèreté les œuvres des humains.