(Dans le château du Baron)
LE BARON : Je les connais, Bridaine. Je les ai vus naître tous les deux. Et Camille aussi est jolie, n'est-ce pas ? On dit que c'est une merveilleuse fille.
MAITRE BRIDAINE : Oui ; elle avait la pâleur d'un lis quand elle partit pour le couvent ; mais ce sera une femme magnifique ; elle a les yeux du plus beau noir.
LE BARON : Avez-vous jamais joué à « trois sous la fiche » avec ma belle-sœur, la chanoinesMembre d'un chapitre de chanoinesses, communauté religieuse de femmes ? C'est une femme incomparable pour le boston.
MAITRE BRIDAINE : J'ai l'honneur de lui tenir tête tous les soirs.
LE BARON : Je suis sûr qu'elle vous gagne, n'est-ce pas ? Les femmes ont la supériorité au boston. Les femmes, mon cher abbé, ont la supériorité partout. Je les considère comme des créatures bien supérieures à nous autres hommes.
MAITRE BRIDAINE : Je suis bien loin de contredire ce sentiment. Le beau sexe mérite notre dévouement sous tous les rapports ; et il est prouvé que cela plaît à Dieu, vu que la sainte Vierge est femme.
LE BARON : Ah ! l'heure du dîner approche. Voilà notre jeunesse qui va rentrer du jeu de paume. Ah ! voilà Perdican.
PERDICAN (entre en habit de chasse) : Bonjour, messieurs. Bonjour, mon père. Je vous présente mes hommages.
LE BARON : Embrasse-moi donc, garçon, et laisse-nous les formules. Tu viens pour les vacances, et tu ne t'en iras qu'après, j'espère. Parbleu ! monsieur le curé, voilà un second paquet qui m'arrive. Deux lettres à la fois. Voilà notre petite religieuse qui m'écrit à son tour. Oui, c'est bien la main de Camille. La chère enfant ! elle est à une lieue d'ici avec sa gouvernante. Elle va venir aussi ! allons, Perdican, voilà ta cousine qui arrive. Il me semble qu'il y a longtemps que tu ne l'as vue.
PERDICAN : Certainement. Combien y a-t-il qu'elle est partie, messire ?
LE BARON : Elle avait dix ans, et toi douze, quand vous vous êtes vus la dernière fois.
MAITRE BRIDAINE : Douze et dix, cela fait vingt-deux. Va-t-en à la ferme, Perdican, elle doit être dans la salle basse. Je crois qu'il est bon que les jeunes gens se voient sans trop savoir pourquoi, et qu'ils causent ensemble quand ils ne s'attendaient pas à se rencontrer.
PERDICAN : Me permettez-vous d'y aller, mon père ?
LE BARON : Certainement. Ah ! mon Dieu ! mais qu'est-ce que je fais donc ? je donne à Camille la chambre du nord, et à toi, Perdican, celle du midi. C'est au midi que nous dormions quand nous avions trente ans, madame et moi. Va, mon enfant, va voir si ta cousine est arrivée. (Perdican sort.) Eh bien, curé, que dites-vous de mon fils ? C'est un docteur à quatre boules blanches. C'est un Latin du premier ordre ; voilà ce que c'est que de s'être donné de la peine ! Si nous allions voir ce qui se passe à la cuisine ? (Entre Dame Pluche.) Eh bien, dame Pluche, qu'y a-t-il ? Ma nièce est-elle arrivée ?
DAME PLUCHE : Oui, monseigneur. Mademoiselle Camille demande la permission d'entrer.
LE BARON : Permission ! entrée ! La voilà qui parle déjà comme une religieuse ! Savez-vous qu'il y a trente ans que je l'ai embrassée, curé ? Ma parole d'honneur ! c'est une chose étrange, que toutes ces religieuses oublient sans cesse que les autres femmes ont des enfants, et tiennent à en avoir. Il me semble que c'est pourtant un souvenir assez facile à garder. Sont-elles donc si vexées de ne pouvoir imiter l'exemple ? Allons, Pluche, faites entrer votre bec : est-elle jolie ?
DAME PLUCHE : Vous dites, monseigneur ?
LE BARON : Je dis, est-elle jolie ?
DAME PLUCHE : Comme un ange, monseigneur.
LE BARON : Comme un ange, Bridaine ! L'entendez-vous ? La trouvez-vous belle ?
DAME PLUCHE : Parlez plus convenablement, monseigneur, je vous en supplie. Je ne suis pas habituée aux façons de parler de monseigneur.
LE BARON : Belle comme un cœur ! Et cela vous choque, maman Pluche ? Qu'est-ce qui vous choque ? Entrez. (Entre Camille.) Ah ! voilà ma nièce ! Embrasse-moi, Camille, mes compliments à ta mère ; et toi, tu es une bonne fille, Camille, je suis sûr que tu l'es. Embrasse-moi, je suis ton oncle.
CAMILLE : Bonjour, mon oncle, j'espère que vous êtes en bonne santé.
LE BARON : Très bien ! très bien ! les nouvelles sont bonnes. Voilà l'important. Assieds-toi, et raconte-moi un peu. Ah ! ah ! nos yeux ont pleuré, ma chère. Le bon Dieu t'a consolée, j'espère. Mais qu'est-ce que je vois ? L'habit de Camille est bien long ; où est le bon temps où je te mettais à cheval sur le dos de mon chien de chasse ?
CAMILLE : Vous êtes resté jeune et gaillard, mon oncle, et je suis bien heureuse de vous revoir ainsi.
LE BARON : Oui, oui, et moi aussi je suis bien aise de te revoir. As-tu trouvé la salle basse un peu fraîche ? Il me semble ce matin qu'il n'y fait pas très chaud. Eh bien, voyons, ma chère, est-ce que tu ne me reconnais pas ? Je suis ton oncle Bridaine, le curé.
CAMILLE : Bonjour, monsieur le curé, enchantée de vous voir.
LE BARON, à maître Bridaine : Voilà un petit eusses tuExpression signifiant un défaut d'élocution, un tic de langage que tu as, Bridaine ; il me déplaît un peu. Camille, donne-moi ta main que je la baise.
CAMILLE, donnant sa main : Cette chère main du bon vieux temps, n'est-ce pas, mon oncle ? Ah ! comme votre barbe m'a chatouillée !
LE BARON : Voilà le lui baisemain qui est affecté, Bridaine.
CAMILLE, poussant un cri : Ah mon Dieu !
LE BARON : Qu'est-ce que tu as, Camille ?
CAMILLE : Rien, rien, je me suis piqué le doigt.
LE BARON : Tu t'es piquée au souvenir de notre mariage. Il y a de l'amertume dans ton souffle, dame Pluche.
DAME PLUCHE : Monseigneur, il y a de la colère dans vos paroles.
CAMILLE : Il est vrai, mon oncle, que sœur Louise m'avait recommandé...
LE BARON : Oui ! oui ! Tu n'oublies pas cette recommandation. Et toi, Perdican, que fais-tu là ? Viens donc embrasser ta cousine. Voilà Perdican, mon enfant. Ce n'est plus un écolier ; prends garde à lui, c'est un grand séducteur.
PERDICAN, s'avançant vers Camille : Bonjour, ma cousine. Voudriez-vous permettre à un ami d'enfance de vous baiser la main ?
CAMILLE, lui tendant la main : Assurément, mon cousin. Je suis bien heureuse de vous revoir.
LE BARON, à maître Bridaine : Voilà un commencement de mauvaise augure, hé ?