Alfred de Musset - On ne badine pas avec l'amour | Oral Easy

On ne badine pas avec l'amour (1834)

On ne badine pas avec l'amour est une pièce en trois actes publiée en 1834 et représentée pour la première fois en 1861. Cette comédie dramatique met en scène les retrouvailles et les jeux amoureux entre Perdican, jeune docteur, et sa cousine Camille, tout juste sortie du couvent. Leur orgueil et leurs stratagèmes conduiront à un dénouement tragique.

Une pièce à la croisée des genres

On ne badine pas avec l'amour illustre parfaitement le mélange des tons cher au romantisme : comédie légère dans les premiers actes avec ses jeux de séduction et son esprit, elle bascule vers le drame à la fin. Le titre même de la pièce en annonce la morale : les jeux amoureux peuvent avoir des conséquences fatales quand ils s'accompagnent d'orgueil et de manipulation.

Texte 1 : Les retrouvailles avec Camille

Acte I, scène 2

(Dans le château du Baron)

LE BARON : Je les connais, Bridaine. Je les ai vus naître tous les deux. Et Camille aussi est jolie, n'est-ce pas ? On dit que c'est une merveilleuse fille.

MAITRE BRIDAINE : Oui ; elle avait la pâleur d'un lis quand elle partit pour le couvent ; mais ce sera une femme magnifique ; elle a les yeux du plus beau noir.

LE BARON : Avez-vous jamais joué à « trois sous la fiche » avec ma belle-sœur, la chanoinesMembre d'un chapitre de chanoinesses, communauté religieuse de femmes ? C'est une femme incomparable pour le boston.

MAITRE BRIDAINE : J'ai l'honneur de lui tenir tête tous les soirs.

LE BARON : Je suis sûr qu'elle vous gagne, n'est-ce pas ? Les femmes ont la supériorité au boston. Les femmes, mon cher abbé, ont la supériorité partout. Je les considère comme des créatures bien supérieures à nous autres hommes.

MAITRE BRIDAINE : Je suis bien loin de contredire ce sentiment. Le beau sexe mérite notre dévouement sous tous les rapports ; et il est prouvé que cela plaît à Dieu, vu que la sainte Vierge est femme.

LE BARON : Ah ! l'heure du dîner approche. Voilà notre jeunesse qui va rentrer du jeu de paume. Ah ! voilà Perdican.

PERDICAN (entre en habit de chasse) : Bonjour, messieurs. Bonjour, mon père. Je vous présente mes hommages.

LE BARON : Embrasse-moi donc, garçon, et laisse-nous les formules. Tu viens pour les vacances, et tu ne t'en iras qu'après, j'espère. Parbleu ! monsieur le curé, voilà un second paquet qui m'arrive. Deux lettres à la fois. Voilà notre petite religieuse qui m'écrit à son tour. Oui, c'est bien la main de Camille. La chère enfant ! elle est à une lieue d'ici avec sa gouvernante. Elle va venir aussi ! allons, Perdican, voilà ta cousine qui arrive. Il me semble qu'il y a longtemps que tu ne l'as vue.

PERDICAN : Certainement. Combien y a-t-il qu'elle est partie, messire ?

LE BARON : Elle avait dix ans, et toi douze, quand vous vous êtes vus la dernière fois.

MAITRE BRIDAINE : Douze et dix, cela fait vingt-deux. Va-t-en à la ferme, Perdican, elle doit être dans la salle basse. Je crois qu'il est bon que les jeunes gens se voient sans trop savoir pourquoi, et qu'ils causent ensemble quand ils ne s'attendaient pas à se rencontrer.

PERDICAN : Me permettez-vous d'y aller, mon père ?

LE BARON : Certainement. Ah ! mon Dieu ! mais qu'est-ce que je fais donc ? je donne à Camille la chambre du nord, et à toi, Perdican, celle du midi. C'est au midi que nous dormions quand nous avions trente ans, madame et moi. Va, mon enfant, va voir si ta cousine est arrivée. (Perdican sort.) Eh bien, curé, que dites-vous de mon fils ? C'est un docteur à quatre boules blanches. C'est un Latin du premier ordre ; voilà ce que c'est que de s'être donné de la peine ! Si nous allions voir ce qui se passe à la cuisine ? (Entre Dame Pluche.) Eh bien, dame Pluche, qu'y a-t-il ? Ma nièce est-elle arrivée ?

DAME PLUCHE : Oui, monseigneur. Mademoiselle Camille demande la permission d'entrer.

LE BARON : Permission ! entrée ! La voilà qui parle déjà comme une religieuse ! Savez-vous qu'il y a trente ans que je l'ai embrassée, curé ? Ma parole d'honneur ! c'est une chose étrange, que toutes ces religieuses oublient sans cesse que les autres femmes ont des enfants, et tiennent à en avoir. Il me semble que c'est pourtant un souvenir assez facile à garder. Sont-elles donc si vexées de ne pouvoir imiter l'exemple ? Allons, Pluche, faites entrer votre bec : est-elle jolie ?

DAME PLUCHE : Vous dites, monseigneur ?

LE BARON : Je dis, est-elle jolie ?

DAME PLUCHE : Comme un ange, monseigneur.

LE BARON : Comme un ange, Bridaine ! L'entendez-vous ? La trouvez-vous belle ?

DAME PLUCHE : Parlez plus convenablement, monseigneur, je vous en supplie. Je ne suis pas habituée aux façons de parler de monseigneur.

LE BARON : Belle comme un cœur ! Et cela vous choque, maman Pluche ? Qu'est-ce qui vous choque ? Entrez. (Entre Camille.) Ah ! voilà ma nièce ! Embrasse-moi, Camille, mes compliments à ta mère ; et toi, tu es une bonne fille, Camille, je suis sûr que tu l'es. Embrasse-moi, je suis ton oncle.

CAMILLE : Bonjour, mon oncle, j'espère que vous êtes en bonne santé.

LE BARON : Très bien ! très bien ! les nouvelles sont bonnes. Voilà l'important. Assieds-toi, et raconte-moi un peu. Ah ! ah ! nos yeux ont pleuré, ma chère. Le bon Dieu t'a consolée, j'espère. Mais qu'est-ce que je vois ? L'habit de Camille est bien long ; où est le bon temps où je te mettais à cheval sur le dos de mon chien de chasse ?

CAMILLE : Vous êtes resté jeune et gaillard, mon oncle, et je suis bien heureuse de vous revoir ainsi.

LE BARON : Oui, oui, et moi aussi je suis bien aise de te revoir. As-tu trouvé la salle basse un peu fraîche ? Il me semble ce matin qu'il n'y fait pas très chaud. Eh bien, voyons, ma chère, est-ce que tu ne me reconnais pas ? Je suis ton oncle Bridaine, le curé.

CAMILLE : Bonjour, monsieur le curé, enchantée de vous voir.

LE BARON, à maître Bridaine : Voilà un petit eusses tuExpression signifiant un défaut d'élocution, un tic de langage que tu as, Bridaine ; il me déplaît un peu. Camille, donne-moi ta main que je la baise.

CAMILLE, donnant sa main : Cette chère main du bon vieux temps, n'est-ce pas, mon oncle ? Ah ! comme votre barbe m'a chatouillée !

LE BARON : Voilà le lui baisemain qui est affecté, Bridaine.

CAMILLE, poussant un cri : Ah mon Dieu !

LE BARON : Qu'est-ce que tu as, Camille ?

CAMILLE : Rien, rien, je me suis piqué le doigt.

LE BARON : Tu t'es piquée au souvenir de notre mariage. Il y a de l'amertume dans ton souffle, dame Pluche.

DAME PLUCHE : Monseigneur, il y a de la colère dans vos paroles.

CAMILLE : Il est vrai, mon oncle, que sœur Louise m'avait recommandé...

LE BARON : Oui ! oui ! Tu n'oublies pas cette recommandation. Et toi, Perdican, que fais-tu là ? Viens donc embrasser ta cousine. Voilà Perdican, mon enfant. Ce n'est plus un écolier ; prends garde à lui, c'est un grand séducteur.

PERDICAN, s'avançant vers Camille : Bonjour, ma cousine. Voudriez-vous permettre à un ami d'enfance de vous baiser la main ?

CAMILLE, lui tendant la main : Assurément, mon cousin. Je suis bien heureuse de vous revoir.

LE BARON, à maître Bridaine : Voilà un commencement de mauvaise augure, hé ?

Pistes d'analyse

  • Le jeu des apparences : contraste entre les formules de politesse et les sentiments réels
  • La critique des conventions sociales et religieuses
  • Les présages du drame : indices annonçant le conflit à venir
  • Les personnages-types : le Baron (figure paternelle bienveillante), Dame Pluche (religieuse rigide)

Texte 2 : Fausse déclaration d'amour à Rosette

Acte II, scène 5

(Dans un jardin. Camille est cachée et observe la scène.)

PERDICAN, à haute voix, de manière que Camille l'entende : Tu me regardes, mon pauvre Rosette ; tu ne comprends pas grand'chose à tout ce qui se passe, n'est-ce pas ? Ce n'est pas que tu manques d'esprit ; mais l'expérience t'est inconnue. Plusieurs fois je t'ai vue, sous les arbres, essayant de réfléchir et de comprendre quelque chose à la vie. Tu as sans doute bien des idées en tête, pauvre enfant ; dis-moi donc à quoi tu penses. Est-ce à ta robe neuve, ou à tes oiseaux des bois, ou à ton souper du soir, ou à ton amoureux d'hier?

ROSETTE : À vous.

PERDICAN : Tu me réponds sans m'avoir écouté ; mais qu'ai-je besoin de ta réponse ? Les arbres nous écoutent ; qu'importent tes paroles que l'air emporte à mesure que tu les dis ? Eh bien ! Rosette, tu penses donc quelquefois à moi ? Sais-tu pourquoi je te parle ainsi, pourquoi je te dis tu, pourquoi je te prends la main ?

ROSETTE : Oui, vous m'avez dit que le bon Dieu le défend et que cela fait beaucoup de mal.

PERDICAN : Tu te souviens de cela, Rosette ? La lune était bien belle cette nuit derrière les marronniers ! As-tu prié Dieu ce matin ?

ROSETTE : Oui, monsieur ; je l'ai prié hier soir avant de m'endormir.

PERDICAN : Eh bien ! Rosette, as-tu pris au sérieux ce que je t'ai dit hier ? Non, n'est-ce pas ? Toi et moi, nous savons ce qu'en penser.

ROSETTE : Comment ?

PERDICAN : Oui, nous nous aimons, n'est-ce pas ? Il n'y a personne ici qu'un homme qui aime et une femme qui répond. Sais-tu ce que c'est que l'amour ?

ROSETTE : Hélas ! monsieur le docteur, je ne suis pas savante.

PERDICAN : Écoute : sens battre ton coeur ; cette palpitation qui soulève ton sein, cette force invisible qui attire le corps vers le corps, ce sont des muscles d'acierImage poétique pour désigner la force du désir qui se tordent, c'est le désir. Plonge tes mains dans tes cheveux dénoués, respire l'air à pleine poitrine, regarde-moi, ne me regarde pas, viens, éloigne-toi, tout cela, c'est l'amour ; c'est la vie de la jeunesse ; c'est l'espérance, c'est le souvenir ; c'est le jour et la nuit, le soleil et la lune, le torrent où s'abreuvent les animaux.

ROSETTE : Tout cela dans deux baisers, monsieur le docteur ? Je vais vous en donner cinquante ; voilà mes lèvres. Je vous aime, ah ! Perdican, mon cher Perdican !

PERDICAN : Oui, tout cela, Rosette, et des années s'envolent en un jour, et la mort elle-même n'y peut rien.

ROSETTE : Votre oncle est fâché, à ce qu'on dit.

PERDICAN : Oui, pour une vieille histoire de maria ; quelle pitié que tout cela ! Maintenant que vous la connaissez, cette nonne qui me dédaigne, dites, qu'en pensez-vous ? c'est une sotte et une orgueilleuse.

ROSETTE : Hélas ! c'est triste quand on aime quelqu'un, de s'entendre dire qu'il ne vous aime pas.

PERDICAN : N'est-ce pas ? c'est affreux ; on peut en mourir. Ainsi elle ne veut pas de moi... c'est bien que je vais en aimer une autre.

ROSETTE : Est-ce vrai, Perdican, que vous aimez une autre ?

PERDICAN : Je ne sais pas ; on m'a parlé d'un projet de mariage que mon père avait fait ; je me suis laissé entraîner, je n'en ai pas conçu d'espérance, et cependant... Eh bien ! oui, mon enfant, j'aime ; voilà tout.

ROSETTE : Est-ce que c'est moi, Perdican ?

PERDICAN : Oui, Rosette, oui.

ROSETTE : Est-ce vrai ?

PERDICAN : Je t'aime, toi qui me demandes, toi qui es si jolie avec tes petites mains tremblantes et tes grands yeux doux.

ROSETTE : Vous aimez donc les grands yeux ?

PERDICAN : Écoute-moi ; je ne connais personne ; je vis dans les bois, Dieu merci. Je ne sais pas si vous ressemblez à d'autres ; mais il me semble que je n'ai jamais vu que vous.

ROSETTE : Il est sûr qu'on ne peut pas être autrement que moi.

PERDICAN : Nous sommes des enfants, Rosette ; ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Dis-moi, viendras-tu ce soir au petit bois ?

ROSETTE : Non, monseigneur, n'y comptez pas ; j'ai trop pleuré.

PERDICAN : Ainsi tu ne m'aimes plus ?

ROSETTE : Non.

PERDICAN : Tu ne veux pas venir, Rosette ?

ROSETTE : Non, non, je n'irai pas.

PERDICAN : Pourquoi ?

ROSETTE : Parce que, parce que...

PERDICAN : Tu ne veux pas ?

ROSETTE : Vous en aimez donc une autre ?

PERDICAN : Oui.

ROSETTE, à part : Hélas ! hélas ! (Haut.) Je vous souhaite bien du plaisir.

PERDICAN : Adieu, mon enfant.

ROSETTE : Bonsoir, mon cousin.

PERDICAN : Hé ! écoute-moi donc un peu ; comme tu t'en vas vite ! Est-ce que j'ai dit quelque mal ? Est-ce que tu ne m'aimes pas ?

ROSETTE : Oh ! si, je vous aime ; je ne puis dire combien je vous aime.

PERDICAN : Eh bien ! viens donc. Que vas-tu faire ?

ROSETTE : Je vais me jeter dans l'eau.

PERDICAN, à part : Ah ! je n'y puis résister ! (Haut.) Allons, Rosette, je ne t'aime pas ; je plaisantais. Cela est trop sot de plaisanter avec une femme.

ROSETTE : Oh ! pourquoi dire que vous plaisantiez ? Pourquoi faire du mal si vous n'aimez pas ?

PERDICAN, à part : Suis-je assez ridicule ? suis-je assez puéril ? (Haut.) Si fait, si fait ; je t'aime, Rosette, je t'épouserai si tu veux. Voilà, voilà comme je suis : c'est une habitude de famille.

ROSETTE : Hélas ! monsieur le docteur, je vous aimerai comme je pourrai.

Pistes d'analyse

  • La manipulation : Perdican utilise Rosette pour rendre Camille jalouse
  • La double énonciation : discours adressé à Rosette mais destiné à Camille
  • La rhétorique de l'amour : lyrisme et éloquence dans la déclaration
  • Le triangle amoureux : jeu cruel des sentiments entre les trois personnages

Texte 3 : À venir

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Texte 4 : Texte du parcours associé

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Lexique

Voici quelques termes spécifiques ou expressions qui peuvent poser difficulté dans les textes étudiés.

Termes spécifiques

  • Chanoinesse : religieuse appartenant à un chapitre noble
  • Boston : jeu de cartes très en vogue au XIXe siècle
  • Eusses-tu : expression désuète, tic de langage
  • Messire : titre honorifique donné aux hommes nobles

Expressions figurées

  • Muscles d'acier qui se tordent : métaphore désignant la force du désir
  • Docteur à quatre boules blanches : docteur reçu avec les plus hautes distinctions
  • Faire entrer son bec : faire entrer quelqu'un (expression familière)
  • Latin du premier ordre : personne très érudite, savante en latin

Caractéristiques du style théâtral de Musset

Mélange des tons

Alternance entre passages comiques et tragiques, ironie et lyrisme. Ex: "Voilà un commencement de mauvaise augure, hé?"

Théâtre dans le théâtre

Les personnages jouent des rôles, sont conscients des effets qu'ils produisent. Ex: Perdican qui parle "à haute voix, de manière que Camille l'entende"

Pour aller plus loin

Musset et le théâtre romantique

L'œuvre dramatique de Musset se distingue par son originalité. Longtemps qualifié de "théâtre dans un fauteuil" car jugé difficilement représentable, son théâtre mêle romantisme et classicisme, oscillant entre la poésie du cœur et l'ironie lucide. On ne badine pas avec l'amour illustre parfaitement cette tension entre l'idéalisme amoureux et la cruauté des jeux de séduction.

Le thème de l'amour impossible

La pièce explore le thème de l'amour impossible, récurrent chez Musset et largement nourri par sa tumultueuse relation avec George Sand. Les obstacles à l'amour ne sont pas extérieurs (comme dans Roméo et Juliette) mais intérieurs : orgueil, peur de souffrir, jeux de pouvoir. Cette psychologie amoureuse complexe fait de Musset un précurseur du théâtre moderne.

Lectures critiques

  • Bertrand Marchal, Lire le théâtre d'Alfred de Musset (2010)
  • Sylvain Ledda, Le Théâtre d'Alfred de Musset (2012)
  • Frank Lestringant, Alfred de Musset (1999)