J'aperçus les clefs qui étaient sur la table; j'en pris une; et l'ayant examinée, je reconnus heureusement que c'était celle de la porte cochère. Je me disposais à descendre avec elles lorsqu'un bruit que j'entendis à la porte de la chambre me jeta dans la plus mortelle épouvante. Je crus qu'on ne manquerait pas de l'ouvrir, et que j'allais être surpris avec mes deux pistolets chargés. Je les posai légèrement sur un armoire, et m'étant assis à côté de Manon, je pris un livre, que je trouvai sur sa table, pour faire semblant de lire. La femme de M. de G... M... entra effectivement, dans ce moment. Elle avait dû s'apercevoir que nous étions ensemble, puisqu'elle avait eu la malice de descendre elle-même, pour voir à quel exercice nous étions occupés. Elle prit un siège, et passa une heure entière sans ouvrir la bouche, mais nous observant l'un et l'autre avec attention. Elle ne nous dit pas même le sujet qui l'amenait. Nous fûmes aussi réservés qu'elle. Manon n'était pas fâchée de cette visite, parce qu'elle pouvait servir à justifier son absence, dans le cas où Marcel se serait avisé de descendre, avant qu'elle fût rentrée dans sa chambre. Pour moi, je tremblais par la crainte qu'on n'eût quelque soupçon de mon vol et de ma résolution, et que, par un tour de prudence, on ne fît visiter mes poches en me quittant. J'avais l'esprit tellement rempli de mes idées, que je m'imaginais continuellement qu'on pénétrait toutes mes pensées.
Enfin cette femme importune se leva. Nous la reconduisîmes jusqu'à sa porte. Quelle fut ma joie, lorsque j'eus le bonheur d'être hors de sa présence! Je recommandai encore à Manon de se tenir prête à chaque moment du jour, car je ne prévoyais pas que notre dessein pût manquer; et si je n'apercevais nul obstacle, je lui promis de la faire sortir avant la nuit. Elle se rendit à sa chambre, et je descendis au jardin, d'où je gagnai facilement la rue. Marcel ne tarda point à paraître. Je le reçus comme un ange libérateur. Je le conduisis à deux pas de là, dans un cabaret, où m'étant fait rapporter, par précaution, de quoi faire un déjeuner, je lui demandai s'il était venu seul. Il me dit qu'il était accompagné d'un archer, qu'il avait laissé à la porte. Je le fis boire. Je payai sa dépense, et lui ayant mis quelque chose de plus dans la main, je lui dis qu'il s'en retournât seul, et que je le priois d'envoyer un de ses compagnons, qu'il me nomma, avec un cheval de louage, et de faire en sorte qu'il se trouvât à l'entrée du village. Il m'assura que, dans moins d'un quart d'heure, on le verrait arriver. Je demeurai dans le cabaret jusqu'à son retour. Il m'amena le cheval. Je le priai encore de prendre un de ses camarades pour me l'envoyer, dès qu'il serait à Saint-Denis, en lui promettant de le payer pour la course. Je fis porter à cette condition le paquet de mes habits jusqu'au village, et je lui recommandai d'avertir son ami, qu'il ne manquât pas de se trouver, avant la nuit, à la porte du jardin, et de faire un peu de bruit en frappant contre la muraille.
[...]
Je me trouvai, avec ma maîtresse et vingt pistoles, à peu près dans la même situation où nous étions l'un et l'autre, lorsque j'avais été arrêté par les archers du Châtelet dans notre maison de campagne. A la vérité, nous n'avions point à craindre de mourir de faim. M. de T... m'avait fait promettre de lui écrire, et j'étais sûr qu'il ne me laisserait pas languir pour de l'argent. Il me restait beaucoup plus d'inquiétude sur le dessein même de notre voyage. Je voyais tous les obstacles. Je ne me dissimulais ni les dangers ni les difficultés. Mais ce n'était pas là ma plus grande peine. Manon m'aimait; j'étais sûr de son cœur: j'aurais préféré, avec elle, la cabane d'un berger à toutes les fortunes du monde. Je lui proposai, en approchant de Lyon, de s'arrêter dans quelque village voisin, et d'y fixer notre demeure. Quelle apparence, lui disais-je, qu'on vienne nous chercher dans un tel lieu? Nous y vivrons à si peu de frais, que notre bonheur se trouvera à couvert des revers de la fortune. Nous songerons à l'établissement de nos affaires après qu'il se sera passé quelque temps. L'amour nous tiendra lieu de richesses: nous en goûterons mieux ce que la fortune nous fera obtenir dans la suite; et ces biens mêmes fussent-ils tout à fait désespérés, qu'aurons-nous à regretter aussi longtemps que nous serons sûrs de ne jamais manquer de ceux de l'amour? Je peignis si vivement et si tendrement ces idées à Manon, qu'elle m'aurait suivi au bout du monde. Avec la modique somme que j'avais, plus mon génie et mon amour, j'étais fier, et je me croyais riche. Eh! pourquoi le bonheur, me disais-je quelquefois, ne peut-il être durable? pourquoi faut-il que la possession d'un objet si charmant, soit toujours accompagnée de craintes et d'incertitudes? Pourquoi ne pas vivre à Chaillot? pourquoi ne pas mener une vie paisible et innocente? pourquoi ne pas renoncer à la vanité, qui me tue? Manon n'est- elle pas tout pour moi? Eh bien! c'est pour moi qu'elle est tout; pourquoi donc l'asservir aux caprices des hommes, à l'injustice d'un sexe qui ne se conduit que par des lois tyranniques? Pourquoi ne pas satisfaire sa modestie et la mienne, par un engagement éternel? Que le ciel me la ravisse, ou m'ôte la vie, s'il le faut; mais les richesses et les grandeurs après lesquelles tant de gens soupirent, ne pourront y rien ajouter, pour moi, j'y emploierai jusqu'à ma vie.