Arthur Rimbaud - Poésies | Oral Easy

Poésies (1870-1871)

Les poèmes de Rimbaud composés entre 1870 et 1871 témoignent d'une période d'intense créativité et d'expérimentation formelle. Ces textes, qui incluent les trois poèmes étudiés ici, sont marqués par un réalisme cru, une sensibilité à la nature, et une émancipation progressive des formes poétiques traditionnelles.

La révolution poétique de Rimbaud

L'œuvre de Rimbaud se caractérise par une volonté de rupture et d'émancipation, tant sur le plan formel que thématique. Comme il l'écrit dans sa célèbre "Lettre du voyant" : "Il faut être absolument moderne". Cette modernité passe par une subversion des normes poétiques, une sensibilité nouvelle au réel, et une exploration des limites du langage.

Texte 1 : Le dormeur du val

Poésie, 1870

C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cressonPlante aquatique comestible bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeulsPlantes à fleurs ornementales en forme de glaive, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Pistes d'analyse

  • Le contraste entre la beauté du paysage et la violence de la guerre
  • La construction du poème : description du cadre naturel puis révélation finale
  • La métaphore du sommeil pour évoquer la mort
  • Le lyrisme et l'émotion contenue face à la brutalité de la guerre

Texte 2 : Au cabaret-vert

Poésie, 1870

Depuis huit jours, j'avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J'entrais à Charleroi.
– Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

Bienheureux, j'allongeai les jambes sous la table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. – Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétonsTerme familier pour désigner les seins énormes, aux yeux vifs,

– Celle-là, ce n'est pas un baiser qui l'épeureEffraye, fait peur ! –
Rieuse, m'apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,

Du jambon rose et blanc parfumé d'une gousse
D'ail, – et m'emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.

Pistes d'analyse

  • L'expérience sensuelle : sensations visuelles, gustatives, olfactives
  • Le tableau réaliste : description du quotidien et des petits plaisirs
  • La dimension érotique : portrait de la serveuse, allusions sensuelles
  • La célébration de la liberté : l'errance comme source de joie simple

Texte 3 : Ma bohème

Poésie, 1870

Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féalFidèle, qui garde sa foi (mot issu du vocabulaire féodal) ;
Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyresInstrument de musique à cordes de la Grèce antique, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Pistes d'analyse

  • Le mythe du poète vagabond : figure de l'artiste en marge de la société
  • L'autodérision : regard humoristique sur sa propre misère
  • La transfiguration du réel : transformation de la pauvreté en richesse poétique
  • Les références littéraires : la Muse, le Petit-Poucet, fusion du classique et du moderne

Texte 4 : Académie Médrano (texte du parcours associé)

Blaise Cendrars, Sonnets dénaturés, 1923

Danse avec ta langue, Madame
Danse avec ta langue, Monsieur
Fourre ta langue
dans la bouche de ta voisine
ou dans celle de ton voisin
Danse!

La danse est une tradition
mais aujourd'hui
l'homme qui a perdu cette tradition
a perdu aussi sa langue
On lui a coupé la langue
On lui a tranché le sifflet

Les sons qu'il émet
sont incompréhensibles
Ce sont des grognements
des bruits bizarres
qu'il fait avec la bouche
avec ses lèvres
avec ses dents
avec ses joues
avec son nez
et avec le fond de sa gorge

Bouche bée
on dirait un poisson
qui bâille
Il bâille
Il s'endort
Il roupille
Il ronfle

Debout!
Place au vainqueur!
Le dompteur!
Entrez! Entrez! Entrez!
Toutes places à 0 fr. 10
les billets de faveur sont supprimés.

Pistes d'analyse

  • La libération formelle : vers libres, absence de ponctuation, disposition typographique
  • La corporalité du langage : importance du corps dans l'acte poétique
  • Le spectacle moderne : univers du cirque, métaphore du monde contemporain
  • La critique sociale : aliénation de l'homme moderne, perte des traditions

Lien avec le parcours "Émancipations créatrices"

Ce poème de Cendrars, écrit un demi-siècle après ceux de Rimbaud, illustre l'aboutissement de la révolution poétique initiée par ce dernier. Les "Sonnets dénaturés" déconstruisent radicalement la forme poétique traditionnelle, transformant le sonnet classique en un texte éclaté qui joue avec l'espace et le rythme. Cette émancipation formelle prolonge la quête rimbaldienne d'une "poésie nouvelle" qui libérerait le langage et l'imagination.

Lexique

Voici quelques termes spécifiques ou expressions qui peuvent poser difficulté dans les textes étudiés.

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Vocabulaire de la nature

  • Glaïeuls : plantes à fleurs ornementales en forme de glaive
  • Cresson : plante aquatique comestible qui pousse dans les eaux claires
  • Nue : nuage, ciel
  • Haillons d'argent : morceaux d'écume brillante, reflets de l'eau

Termes littéraires et archaïques

  • Féal : fidèle, loyal (terme féodal)
  • Épeure : effraie, fait peur
  • Paletot : vêtement d'extérieur, manteau court
  • Tétons : terme familier pour désigner les seins

Procédés stylistiques récurrents chez Rimbaud

Synesthésie

Association de perceptions relevant de différents sens. Ex: "ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes de rosée à mon front, comme un vin de vigueur"

Images inattendues

Associations d'idées surprenantes. Ex: "comme des lyres, je tirais les élastiques de mes souliers blessés"

Pour aller plus loin

La lettre du voyant

Dans sa fameuse "Lettre du voyant" adressée à Paul Demeny (15 mai 1871), Rimbaud expose sa conception révolutionnaire de la poésie : "Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens." Cette déclaration constitue un véritable manifeste poétique qui éclaire l'ensemble de son œuvre.

De Rimbaud à Cendrars

Le lien entre Rimbaud et les poètes d'avant-garde du XXe siècle est direct et profond. Blaise Cendrars, comme les surréalistes après lui, a reconnu l'influence majeure de Rimbaud sur sa propre conception poétique. L'émancipation du vers, la recherche de nouvelles images et la volonté de transformer le réel par le langage constituent l'héritage essentiel de Rimbaud dans la poésie moderne.

Lectures critiques

  • René Étiemble, Le Mythe de Rimbaud (1952)
  • Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même (1961)
  • Antoine Compagnon, Nous, Michel de Montaigne (1980) - sur l'influence de Rimbaud